Extraire ou traiter des dents sans digue ?

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 33-35)
Information dentaire
Pour assurer la qualité du traitement des maladies de la pulpe et du péri-apex et réduire les échecs thérapeutiques, la Haute Autorité de Santé préconise l’isolation de la dent avec pose de la digue. Ce prérequis préopératoire est simple, efficace et rapide. En cas d’impossibilité liée à la pose de la digue, le praticien est placé face à un conflit de valeur l’obligeant à arbitrer : dans l’intérêt du patient, le formalisme de la rigueur scientifique peut-il être contourné ?

Situation
 
Un patient âgé de 30 ans, en bonne santé générale, se présente à mon cabinet pour obtenir un avis avant intervention. Ses dents sont très délabrées, notamment au niveau du bloc incisivo-canin maxillaire. Il est motivé et souhaite une solution fixe.
Les traitements endodontiques de ses racines sont à reprendre, mais la pose de la digue s’annonce très délicate,
car le délabrement dentaire est très important. Un premier confrère lui a expliqué qu’il fallait extraire ses dents car il était impossible de poser la digue. Un second lui a assuré pouvoir traiter ses dents, sans digue. Je tiens à être bienfaisant sur le plan éthique sans être critiquable sur le plan technique. Aussi je me questionne : quelle attitude adopter pour répondre à l’inquiétude du patient de perdre des dents ? La règle de la pose de la digue en endodontie peut-elle mener à l’édentement systématique lorsqu’elle ne peut pas être appliquée ?
 

Réflexions du Dr Michel Bartala

Rédacteur en chef de L’Information Dentaire
Le thème de cette rubrique a initié un débat au sein de notre rédaction et nous souhaitons partager avec vous nos réflexions. Pourquoi particulièrement sur ce sujet, « extraire ou traiter des dents sans digue » ? Simplement parce que la priorité de la pensée médicale, conservatrice, a engendré pour certains, dont je fais partie, une difficulté à différencier le raisonnement éthique du raisonnement thérapeutique.
Plusieurs aspects médicaux ont alors pris le dessus sur le débat éthique :
– la possibilité ou non de mettre la digue n’est pas un facteur décisionnel d’une avulsion dentaire ;
– il existe des cas où la digue ne peut pas être mise initialement, mais une chirurgie de plastie gingivale et/ou osseuse permet ensuite une accroche plus facile de ce champ opératoire ;
– même si la digue est essentielle dans la réalisation d’un traitement endodontique, même si elle fait partie des recommandations de la Haute Autorité de Santé, même si je conçois difficilement de travailler sans dans les actes endodontiques (entre autres), je dois admettre que des traitements réalisés sans digue peuvent assurer leur rôle thérapeutique à long terme. Ce n’est pas encourager la non-utilisation, c’est juste constater la réalité. Ainsi, personnellement, si le choix s’impose, je préfère un traitement sans digue sur une dent dont l’ensemble des paramètres justifie sa conservation plutôt que son extraction.
 
En résumé, d’un point de vue médical, je ne pense pas que l’on puisse considérer la non-utilisation de ce merveilleux champ opératoire comme un paramètre dictant, imposant l’extraction dentaire.
Maintenant, d’un point de vue éthique, je vous laisse lire ces passionnants témoignages.
 

Réflexions du Dr Olivier Hamel

Maître de conférences des Universités
Praticien Hospitalier Santé Publique – Faculté de chirurgie dentaire de Toulouse
Isolation de la dent avec pose de la digue. » La recommandation de la Haute Autorité de Santé (HAS) de septembre 2008 est claire. L’absence du champ opératoire constitue un manquement. Et il nous a souvent été conseillé de respecter les injonctions de ce type, comme un guide de très bonnes pratiques.
Dont acte ! Et, en effet, les sociétés scientifiques qui traitent d’endodontie abondent dans ce sens ; et elles ont raison !
 
Nous avons cependant l’habitude d’alimenter cette discussion sur la quasi-opposabilité d’une recommandation d’un autre conseil ainsi formulé : « Si vous vous écartez de la recommandation, en cas de litige, vous devez pouvoir justifier votre décision thérapeutique. » Mais la recommandation ne se substitue pas aux données acquises de la science… et c’est là tout le sel et l’intérêt d’une activité médicale responsable. Avant même d’imaginer les complications et les recours possibles, il est aujourd’hui incontournable d’éclairer, d’informer le patient pour une décision prise avec et pour lui.
Et les deux confrères cités sont dans le vrai : le premier dans l’actualité d’une pratique respectueuse des règles ; le second dans la réalité de nombreux cas similaires rencontrés et traités avec succès.
Certains affirmeront que la pose de la digue est toujours possible ; certes, sans doute ! Mais nous connaissons aussi les limites de la pratique, influencée entre autres, et c’est regrettable, par une nomenclature obsolète (devenue CCAM, sans aucun changement de fond).
Si nous étions un soupçon perfide, nous citerions une autre recommandation de la HAS de 2006 au sujet du scellement prophylactique des sillons : « Isoler la dent avec une digue (ou des rouleaux de coton et une aspiration chirurgicale). » Mais, certes, l’enjeu infectieux n’est pas le même.
 
Alors, reprenons l’adage connu : le droit décide, la morale commande et l’éthique recommande. Dans le cas proposé, la recommandation de la pose du champ opératoire décide en commandant ou, comme son nom l’indique, en recommandant unanimement une pratique au soignant conscient de sa responsabilité et animé d’une réflexion éthique. Pourtant, si nous faisions appel à un concept rarement évoqué, celui de l’éthique de réciprocité ? « Traite les autres comme tu voudrais être traité ; ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse. »
Alors, pour vous : retraitement des quatre incisives maxillaires, même sans digue, ou quatre avulsions ?
 

Réflexions du Pr Jean-Paul Markus


Professeur à la faculté de droit de Versailles
Directeur du Master Santé Paris-Saclay
Il est important de resituer le contexte juridique : tous les traités d’odontologie recommandent, depuis des années, de poser une digue pour soigner une dent, et si cette pose n’est pas possible, de ne pas tenter de soigner. Une recommandation HAS de 2008 reprend cette donnée, qui doit donc être considérée comme LA donnée acquise de la science en la matière. À côté, il y a la pratique, largement répandue en cabinet, qui consiste à soigner la dent sans digue. Or la pratique, même répandue, ne prime pas aux yeux du juge sur les données acquises. En cas de litige, vous perdrez, surtout si le juge considère que c’est pour des raisons financières que vous soignez sans digue.
 
Pour qu’une pratique puisse être prise en compte par un juge, il faut qu’elle entre dans les données acquises, à l’image d’une prescription hors autorisation de mise sur le marché (AMM) qui deviendrait communément admise. Cette consécration d’une pratique en tant que donnée acquise ne se fait qu’à travers la littérature scientifique, dont les recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) feront ensuite la synthèse. Or à l’heure actuelle, il n’existe pas d’écrits en faveur du soin de la dent sans digue, qui attesteraient d’un bénéfice risque supérieur ou équivalent à l’extraction faute de pouvoir placer une digue.
Sans cette littérature, il est déraisonnable – juridiquement – de tenter le soin sans digue, alors qu’il en va du but même de l’acte dentaire : sauver la dent en première intention, l’extraire ou la dévitaliser en dernier recours. Car nul doute que cela pourrait se plaider : en raisonnant comme un « matheux », il existe d’un côté un risque lié à l’extraction de la dent, comme pour tout acte invasif. D’un autre côté, il existe aussi un risque en soignant la même dent sans digue (échec thérapeutique, infection, risques liés au manque de protection…). Les deux risques sont-ils équivalents ? Le bénéfice attendu est-il équivalent dans les deux cas ? Dans le cas du soin sans digue, la dent est épargnée, ce qui paraît être un bénéfice considérable au vu de la finalité première de l’acte dentaire. Il est donc possible d’avancer que le bilan bénéfice-risque penche en faveur de la tentative de soin sans digue, ce que la pratique montre, ne serait-ce que statistiquement : le contentieux est très rare sur ces questions, et porte surtout sur des maladresses dont l’absence de digue a aggravé les conséquences.
 
Et puisqu’il arrive à bien des libéraux de soigner des dents sans digue, nous conseillerions une formalité capitale : informer le patient au préalable. Vous devez lui préciser, au besoin par écrit, que conformément aux données acquises, vous devriez extraire la dent faute de pouvoir placer une digue. Mais vous souhaitez tenter un soin sans digue, conformément à un usage répandu, qui peut aboutir à sauver la dent, et qui peut toutefois échouer du fait de l’absence de digue. Le bénéfice vous paraît supérieur, mais le risque existe de voir le traitement échouer et d’être obligé de repartir à zéro, avec en définitive l’extraction de la dent. Ce qui aura occasionné des souffrances inutiles, mais au moins vous aurez essayé de sauver la dent. Après lui avoir expliqué tout cela, laissez le patient consentir.
 
On néglige trop souvent l’information préalable. Or non seulement elle est obligatoire, mais c’est elle qui évite le contentieux en cas d’échec thérapeutique. Si malgré cette précaution vous vous retrouvez devant un juge, ce dernier sera sensible d’abord à votre souci d’informer, ensuite au fait que le bénéfice-risque peut se discuter au regard même de la finalité de l’acte, que l’usage est répandu, et peut-être également au fait que vous avez avant tout tenté de sauver une dent plutôt que d’extraire sans vous poser de question.

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